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Anna Akhmatova, poétesse des cendres.

  • Photo du rédacteur: Juliette Arnaudet
    Juliette Arnaudet
  • 10 nov. 2019
  • 3 min de lecture

Anna Akhmatova (Anna Andreïevna Gorenko, 1889-1966), est « celle qui n’oublie pas ». Dans le recueil Requiem, Poème sans héros et autres poèmes, elle fait éclater la mélancolie russe dans ses détails et ses souffrances les plus intimes. Elle se fait passeuse de la mémoire de son pays à travers différents instants superposés de son propre vécu, différentes thématiques récurrentes qui imprègnent progressivement le lecteur dans l’époque de terreur et d’oppression dans laquelle elle a fait vivre, malgré tout, ses mots.


Sa poésie alterne entre des souvenirs presque heureux de son enfance et des moments suspendus de bonheur, avec la violence qui devient progressivement omniprésente. Avec la réalité de la misère et du chagrin du peuple russe s’ajoutent les drames personnels de la femme artiste. Les brisures amoureuses, les adieux de personnes parties se battre et qui ne reviennent plus. On peut visualiser la poétesse, seule le soir, transcrire les multiples images qui hantent son esprit et qui se font plus lourdes et plus tourmentées, à mesure que l’on avance dans le recueil, à mesure qu’elle vieillit. Elle porte intérieurement le poids de son monde dans chacun de ses écrits. Le « Je » poétique est ici élégiaque et symbole d’une prise de parole individuelle rare. Le « Tu » est souvent accusateur ou bien désespéré, insaisissable.



L’œuvre d’Anna Akhmatova se ponctue aussi de réflexions plus profondes, à la lumière de sa foi, et de la présence sourde de ce qu’elle nomme la Muse, l’allégorie ancienne de l’inspiration poétique : « La Muse est celle qui vient quand on ne l’attend plus. Elle est « la visiteuse ». Elle apporte un vers, une strophe, parfois un bref poème. Peu importe que, pour la raison raisonnante, elle n’ait pas d’existence. On peut vivre son apparition. On peut la vivre de tout son être, âme et corps et langage. […] Tout le travail poétique relève, pour Akhmatova, de ce don, que l’on ne force pas, qu’il faut savoir accueillir* ». La Muse est la révélation que la poétesse ne choisit pas vraiment. Elle apparaît tel un fantôme et dialogue avec la créatrice. Elle ne la fait pas dormir, la rend fiévreuse de visions et d’introspections, amenant un tableau méditatif sur le sens et le but de son écriture déchirée et sans repos.


Les vers d’Akhmatova sont intemporels. Ils captent l’éphémère, le goût des cendres et du sang, l’appel de la mer, la prière… Ils reconstituent des émotions brutes, tristes, des exclamations de colère, des questions rhétoriques happant le lecteur dans sa danse avec la mort et le temps toujours plus angoissant. Les vers d’Akhmatova deviennent un devoir de mémoire et s’ancrent dans l’esprit, tels une magnifique, douce mélodie noire.


* Extrait de la préface du recueil par Jean-Louis Backès.


Quelques extraits:


Les poèmes

Ce sont des extraits d'insomnies,

C'est le noir des bougies tordues,

C'est au matin le premier son

De blancs carillons par centaines...


C'est la tiédeur d'un appui de fenêtre

Sous la lune de Tchernigov,

Ce sont des abeilles, c'est un mélilot,

C'est la poussière, et l'ombre et la touffeur.


1922

Il fait bon ici: frôlements, craquements;

Le gel est plus mordant chaque matin,

Le buisson s'est penché sous la flamme blanche

D'aveuglantes roses de glace.

Sur la neige superbe, triomphante,

Une trace de skis; c'est comme un souvenir:

Il y a de cela des siècles,

Toi et moi, ici, nous sommes passés.


Voix de la mémoire

La vie est finie pour toi,

Tu resteras dans la neige.

Vingt-huit coups de baïonnette,

Cinq balles de fusil.

Il est triste, ce nouveau

Vêtement que j'ai cousu.

Elle aime, elle aime le sang,

Notre terre russe.


Décembre 1913

Je ne boirai pas de vin avec toi,

Parce que tu es un polisson.


Je le sais, c'est votre coutume

D'embrasser sous la lune la première venue.


Ici tout est calme et lisse,

Ici tout est béni de Dieu,


Ici rien ne nous oblige

A lever nos yeux trop clairs.


Elégies du Nord

Le ciel, comme un abîme en feu,

Et les bruits de la ville, comme s'ils venaient

De l'autre monde, étrangers pour toujours.

On dirait que tout ce qu'en moi

J'ai combattu toute mon existence

Est devenu indépendant, s'est incarné

Dans ce jardin noir, dans ces murs aveugles...


Epilogue

J'ai su comment les visages se défont,

Comment on voit la terreur sous les paupières,

Comment des pages d'écriture au poinçon

Font ressortir sur les joues la douleur,

Comment les boucles noires ou cendrées

Ressemblent soudain à du métal blanc.

Le sourire s'éteint sur les lèvres dociles

Et la peur tremble dans un petit rire sec.

Si je prie, ce n'est pas pour moi seule,

Mais pour tous ceux qui ont avec moi attendu

Dans le froid féroce, ou sous la canicule,

Au pied du mur rouge, du mur aveugle.

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