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« Dieu, le temps, les hommes et les anges », Olga Tokarczuk

  • Photo du rédacteur: Juliette Arnaudet
    Juliette Arnaudet
  • 13 janv. 2020
  • 4 min de lecture


L’écriture coule doucement, une force surnaturelle telle la Rivière Noire et la Rivière Blanche autour du petit village polonais où se réunit le destin des hommes.


Un mythe se dessine, le lieu semble exister mais une faille temporelle fige les actions et la vie des habitants, étourdissant quiconque s’en approche et emprisonnant les vivants.


La magie se manifeste partout, à travers des êtres parfois mi- humains. L’époque est dure, les conditions de vie très simples et harassantes, la guerre brise les visages et la foi en une vie meilleure. La neige envahit très vite l’espace, la forêt devient un lieu de transition et de refuge pour une vagabonde qui devient prophétesse. Les reliques se mettent à parler et le monde révèle certains mystères.


Alternances des hommes et du Jeu, alternance des hommes et de Dieu.

Les destins s’entremêlent, se suivent, se nourrissent ou se détruisent, et les générations se succèdent, connaissent amours, pertes, déceptions et doutes, égarements, nouvelle guerre et nouvelles rencontres.


Je suis partie dans un temps qui n’existe plus mais dont il faut parler. J’imagine les petites maisons froides, le crépitement du feu, les teintes brun clair ou brun foncé, les couvertures grises ou noires, les uniformes, la dame folle ou le combattant, le châtelain Popielski et l’homme-animal, la pureté de la Vierge de Jeszkotle et l’éclat de la couleur des yeux pâles ou sombres, l’invisible qui s’étend sur ce village envahi par les étrangers d’autres contrées, l’exil intérieur et l’exil physique.


J’imagine les arbres parler la langue singulière et magnifique des habitants.


L’écriture coule, plus puissante qu’elle n’a jamais été, dans une œuvre aux ramifications complexes et parfaitement liées. L’histoire du village d’Antan me hantera encore de longs mois car il conte toute la beauté d'un peuple et d'une vie oubliée, une beauté quasiment indescriptible qui reste dans la mémoire.

"Lorsqu'elle finit par lever les yeux et regarda autour d'elle, tout était différent. Ce n'était plus un univers composé d'objets, de choses, de phénomènes qui coexistent. Ce que la Glaneuse voyait à présent formait un bloc unique, un gigantesque animal ou bien un homme immense qui avait revêtu des formes multiples afin de bourgeonner, mourir et renaître. Tout ce qui entourait la Glaneuse n'était qu'un corps unique et son propre corps à elle faisait partie de ce corps immense, non moins gigantesque et tout-puissant que le reste. Cette puissance se manifestait dans chaque mouvement, dans chaque son, une puissance qui par sa seule volonté crée à partir de rien puis renvoie les choses au néant. […] un vent léger remuait l'herbe et les feuilles ; on entendait une cigale et le bourdonnement de mouches. Rien d'autre. Mais la Glaneuse voyait à présent de quelle manière la cigale était reliée au ciel et de qui maintenait les aulnes au bord du chemin forestier. D'ailleurs, sa vision ne s'arrêtait pas là. Elle voyait la force qui pénètre tout et comprenait comment cette force agit. Elle distinguait le contour d'autres mondes et d'autres temps, étendus au-dessus et au-dessous du nôtre. Elle voyait des choses qu'il est impossible de désigner par des mots."



"J'ai fait un rêve. La lune est venue cogner à ma vitre et elle m'a dit: "Tu n'as pas de mère et ta fille n'a pas de grand-mère. Pas vrai, la Glaneuse? - Oui, c'est vrai", ai-je répondu. Alors elle, voilà ce qu'elle m'a dit: "Il y a dans le hameau une brave femme esseulée à qui j'ai fait du tort, autrefois, je ne sais même plus pourquoi. Elle n'a ni enfants ni petits-enfants. Va la voir et demande lui de me pardonner. Moi-même, je suis déjà vieille et mon esprit est troublé." C'est ça qu'elle m'a dit. Et puis elle a ajouté: "Tu la trouveras sur la montagne aux Hannetons, elle y monte chaque mois pour me maudire quand je me montre dans ma plénitude. - Pourquoi souhaites-tu qu'elle te pardonne? lui ai-je demandé. Qu'as-tu à faire du pardon d'un humain?" Et elle, elle m'a dit: "C'est parce que les souffrances humaines creusent des rides obscures sur mon visage. Un jour, je m'éteindrai à cause de la douleur des humains." Voilà ce qu'elle m'a dit, et c'est pour ça que je suis venue."



"Lorsqu'on examine attentivement les objets, en fermant les yeux pour ne pas se laisser abuser par les apparences, il devient possible d'apercevoir ne serait-ce qu'un instant leur véritable visage. Les choses sont des existences immergées dans une autre réalité, là où il n'y a ni temps ni mouvement. Nous ne voyons que leur surface. Or c'est le reste, plongé dans l'ailleurs, qui détermine la signification et le but de chaque objet. Un moulin à café, par exemple.

Le moulin à café est un morceau de matière auquel a été insufflée l'idée de la moulure.

Les moulins moulent, et c'est pourquoi ils existent. Mais nul ne sait quelle est la signification générale d'un moulin. Nul ne connaît la signification générale de quoi que ce soit.

Peut-être le moulin est-il un débris de quelque loi fondamentale de transformation, une loi dont ce monde-ci ne pourrait se passer sous peine d'être tout à fait différent? Peut-être les moulins à café sont-ils l'axe de la réalité, le pilier autour duquel tout gravite et se développe? Peut-être sont-ils plus importants pour le monde que les humains?

Peut-être le moulin à café de Misia constitue le pilier central de ce qui se nomme Antan?"


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