Kae Tempest, la voix d'une génération
- Juliette Arnaudet
- 30 déc. 2022
- 6 min de lecture
Au cours de ces derniers mois, j’ai fait une très belle découverte musicale et poétique :
Kae Tempest, artiste pluridisciplinaire britannique.
J’ai d’abord commencé par écouter ses compositions musicales. J'ai tout de suite adoré car elles sont dans la lignée de la « spoken poetry » (poésie parlée), une manière de diffuser la poésie très répandue dans les pays anglophones.
Plus j'aimais ses compositions, plus l’envie me démangeait de découvrir ses écrits, et cette envie s’est réalisée.
Cela méritait bien une note de lecture !

Son recueil appelé « Let Them Eat Chaos » (« Qu’On Leur Donne Le Chaos »), traduit par Louise Bartlett et D' de Kabal (L'Arche) ne quitte plus mes pensées depuis que je l’ai lu et relu.
C’est une descente dans un enfer urbain et intime au coeur de Londres, à travers sept personnages. Kae Tempest emprunte le début et la fin de son recueil au style des grands récits mythologiques, en construisant un palimpseste entre le temps présent et le temps universel (cela m’a d’ailleurs fait un peu penser à la poésie de T.S. Eliot).
Le « Je » poétique semble s’éveiller, ni femme ni homme, au coeur de la nuit et se projette brusquement dans un temps simultané à 4h18 du matin, dans le quotidien d’âmes égarées dans la grande ville :
« The people. The life.
Their faces are bright in your body.
You're feeling.
You want to be close to them.
Closer.
These are your species,
your kindred.
Where have you landed ?
Uncurl yourself (...)
At any given moment in the middle of a city
there's a million epiphanies occuring,
in the blurring of the world beyond the curtain
and the world withing the person
There's a quivering »
« Les gens.
La vie.
Leurs visages rayonnent dans ton corps.
Tu ressens.
Tu veux être près d'eux.
Plus près.
Ils sont ton espèce,
ta famille.
Où as-tu atterri ?
Déplie-toi (...)
Au coeur d'une ville à chaque instant
un million d'épiphanies se produisent,
dans le brouillard naissant du monde au-delà du rideau
et du monde à l'intérieur d'une personne
Il y a un frémissement »
Ces âmes sont dans une situation qui les pousse à se mouvoir dans leur appartement. Certaines sont sur le point de partir. Mais partir où ? C’est parce qu’elles doivent aller au travail. D’autres partent vers un autre espace, un autre lieu de vie ou une autre ville. D’autres ne partent pas, mais se déplacent dans leur espace mental, emprisonnées par leur situation de vie précaire et par le poids du monde sur leur quotidien.
Kae Tempest déroule la nuit comme un chemin sinueux de vies enveloppées dans toute une époque défigurée par la peur, l’angoisse, la faim et la pauvreté. Lae poète.sse déploie sa narration à travers ces multiples voix et devient porte-parole.
Iel n’a pas peur des mots, dévoile tous les travers de la société de surconsommation, des paradoxes des âmes humaines qui tentent de rester en vie, jusqu’à tenter d’exister :
« And we have learned nothing from history
People are dead in their lifetimes
Dazed in the shine of the streets.
But look how the traffic's still moving (...)
All of the blood that was shed for these cities to grow,
all of the bodies that fell
The roots that were dug from the earth
so these games could be played --
I see it tonight
in the stains
on my
hands »
« Et nous n'avons rien appris de l'histoire.
Les gens sont morts de leur vivant
Etourdis par les lumières des rues.
Mais regarde comme la circulation continue (...)
Tout le sang versé pour que ces villes grandissent,
tous les corps tombés
Les racines tirées de notre Terre
Tout ça pour jouer à ces jeux-là --
Je le vois ce soir
dans les taches
sur mes
mains »
C’est un voyage à travers notre noirceur, nos solitudes, que Kae Tempest tente d’ancrer, dans une capitale étouffante. Le Moi lyrique entre dans une conversation de plus en plus indissociable avec les êtres qu’il a crée, les apostrophe, les critique, devient la voix de ce monde en destruction de sa propre humanité :
« It's the
Boredofitall Generation
the product of product placement
and manipulation,
shoot'em up, brutal
duty of care,
come on ! new shoes !
beautiful hair.
bullshit
saccharine
ballads
and selfies
and selfies
and selfies »
« C'est la
Génération Qui S'enfoutdetout
produit du placement de produit
et de la manipulation,
brutalité, films d'action
devoir de protection,
allez ! nouvelles sneakers !
coupe soignée.
merde
ballades
mielleuses
et selfies
et selfies
et selfies »
Pour lae poète.sse, la matière de ce long récit poétique s’inscrit dans la révélation de la fragilité et de l’humanité perdue au coeur de la capitale londonienne. Iel utilise l'éclatement des mots sur la page et les blancs typographiques pour mieux donner de pouvoir à son récit et aux histoires individuelles qu'iel raconte. Dans ce recueil, Kae Tempest parle non seulement de Londres et des effets qu'elle génère sur la population, mais aussi d'une problématique à laquelle fait face chaque personnage : addictions, anxiété, rupture(s) amoureuse(s), métiers qui n'ont plus ou pas de sens, violences, réseaux sociaux...
« Pete's fourteen doors from home.
His thoughts are like a pack of starving dogs,
Fighting
over
the
last bone »
« Is this life ?
Will this pass ?
This feeling
like I'm looking at the world
from behind glass ?
Even when I'm laughing hard
or falling on my arse
Or half plastered
before it's even dark
Or when some hard bastard
barges past
When I'm passing my targets at work
I can't shake the feeling
that life hasn't started
It's worse
in the evenings at parties
I'm standing apart
My heart's hard
I can't hardly be heard,
but I'm harping on, barking out words.
Is this me ?
Is this what I'm doing ?
I know I exist
but I don't feel a thing »
« Can't sleep.
So much to do.
I'm trying to get closer to you
And you're
so far away.
I'm trying to get hold of what's true.
And what's true
isn't true
when it's day (...)
All that I say and I do
are things
that you do
and you say »
« Pete est à quatorze portes de chez lui.
Ses pensées sont comme une meute de chiens affamés
Qui se battent
Pour
le
dernier
os »
« C'est ça la vie ?
ça va passer ?
Cette sensation
de regarder le monde
derrière une vitre ?
Même quand je ris fort
ou tombe sur le cul
Ou à moitié bourré
avant même qu'il fasse nuit
Ou quand un connard
me bouscule en passant
Quand je dépasse mes objectifs au travail
J'arrive pas à me débarrasser de cette impression
que la vie n'a pas encore vraiment commencé
C'est pire
le soir, à des fêtes
Je me tiens à l'écart
Mon coeur est sec
Pas certain qu'on m'entende,
mais je parle et je parle, aboyant des mots.
C'est moi ?
C'est ça que je fais ?
Je sais que j'existe
mais je ne ressens rien »
« Peux pas dormir.
Tellement à faire.
J'essaye de me rapprocher de toi
Et tu es
tellement loin.
J'essaye de saisir ce qui est vrai.
Et ce qui est vrai
n'est pas vrai
quand le jour arrive (...)
Tout ce que je dis et fais
sont des choses
que tu fais
et dis »
Le Chaos que les hommes mangent, ce chaos qui étire un gouffre et stérilise toute forme d'émotion et de lumière, qui apporte le manque d’air au coeur des foules compactes, ce chaos qui fait couler les larmes de ces sept visages dans l’obscurité, se transforme finalement en une gigantesque toile intérieure, où chaque personnage est connecté à un autre par sa solitude.
Puis cet espace de mal-être s’étire jusqu’à revenir dans le récit mythologique et la voix lyrique.
Tout ce mélange d'émotions humaines devient une mystérieuse tempête, métaphore de ce monde obscur. Du brouillard londonien, on parvient cependant à l'éclaircie. Dans un nouvel élan, ces hommes et femmes semblent doucement reprendre leur place dans ce vide de la nuit : la clé, c'est le lien, se reconnecter aux autres, se reconnecter à l'Autre, à la fois par l'esprit et par le contact physique.
« As they walk towards each other
dragging themselves like the wounded
and band close, close,
shocked and laughing,
soaked to the skin.
Joined in it, known in it
Witness to a shared thing, theirs as much as anyone's
Bones struck, ringing in chorus »
« En marchant les uns vers les autres
se traînant comme des blessés
et se tiennent serrés, serrés,
choqués et riant,
complètement trempés.
Ici rassemblés ici rencontrés
Témoins d'une chose partagée, à eux autant qu'aux autres
Os heurtés, résonnent en harmonie »
« Let Them Eat Chaos » est un recueil aussi sublime dans la musicalité de sa poésie et son entrée dans l'intime que violent dans sa colère, son désespoir et ses dénonciations sans appel. L'auteur.ice parle du combat d’une génération avec une rage communicative, une envie de faire bouger les lignes à tous les niveaux.
C'est un récit essentiel à la compréhension de notre monde et des combats en cours.
C'est un recueil à lire, à partager et à lire à voix haute, en anglais ou en français, toujours plus fort.
A lire, absolument.
Pour aller plus loin :
Une lecture de sa poésie en français par Mathilde Vermer, dans le podcast « L'Expérience Poétique » :
Mes titres préférés de son nouvel album, « The Line Is A Curve » :
« Priority Boredom » :
« Nothing To Prove » :
« More Pressure » :
« Salt Coast » :
A bientôt!
Juliette
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