top of page

« Les limons vides », Herbjørg Wassmo (livre 1)

  • Photo du rédacteur: Juliette Arnaudet
    Juliette Arnaudet
  • 4 juil. 2020
  • 4 min de lecture


« Je suis Dina, entraînée à la suite de l’homme dans le tourbillon du torrent écumant. Puis il passe de l’autre côté. Je n’arrive pas à saisir le dernier instant, ce qui m’aurait fait découvrir ce que tout le monde redoute. Le moment où le temps s’arrête.

Qui suis-je ? Quand, où et à quel endroit ? Suis-je à jamais damnée ? »


Elle est sauvage comme sa terre natale, comme la neige qui rougit ses joues et elle a l’âme noire, à l’image de ses cheveux vaporeux, la Dina. Très jeune, elle provoque l’accident qui emmène sa mère vers la mort, se condamnant au rejet de son père, mais aussi à la peur superstitieuse de tout son village. Dès cette tragédie, elle grandit sans autorité et sans peur, sans aucune limite, à la recherche d’une liberté absolue, qui compense intérieurement sa perpétuelle douleur.

Elle est terrible, têtue, femme-enfant qui évolue parmi les invités en se passant des formules de bienséance. Elle grimpe aux arbres, parfois en pleine nuit, mimétique des créatures légendaires qui peuplent certains contes de son pays. Elle est femme fatale, sensuelle, séduit les hommes sans y prêter attention. Pourtant, elle sait aussi ce qu’elle veut obtenir d’eux et y joue parfois, avec un doux plaisir.


Cependant, derrière cette insolence se cache une grande indépendance et un esprit libre. L’autrice norvégienne nous peint un superbe portrait d’une jeune femme en avance sur son temps, qui ne se préoccupe pas des codes qu’on impose d’habitude à une femme -une épouse- dans une société aussi rude. Dina prend la place d’un homme. Elle monte avec force à cheval, part à l’aventure avec une équipe de marins, et passe la plupart de son temps à courir dans toute la maison en ne se laissant jamais attraper.


Sous la neige de la Norvège, enfoui profondément, Dina est aussi misérable. Sa vie insolite n’est que le fruit du vide qu’a laissé sa mère, qu’elle recherche désespérément à travers le vent du Nord ou les rayons de lune qui se rejoignent dans la brume. Elle parle au spectre qu’elle croit apercevoir, se montrant soudainement sur le point de se briser. Elle est seule, absolument, et ne supporte pas qu’on l’abandonne. Blessure qui l’a conduit finalement à provoquer dans un cycle -cette fois-ci de son plein gré- une autre horreur.


Le style d’écriture est saccadé, reprenant le comportement brusque de cette âme perdue, mais aussi la brutalité de son destin. « Elle » se transforme en « Je » au détour d’un chapitre, apportant une ouverture très fragmentaire en nous faisant voir le monde à travers les yeux et les états de Dina, tourmentée et hypersensible. Le climat glacial, le travail dur dans ces lieux isolés et les drames du quotidien se ressentent parfaitement à la lecture et cela nous entraîne toujours plus loin dans ces contrées lointaines.

Cette lecture aurait pu me faire aimer le livre plus profondément, si quelques passages ne m’avaient tout de même pas assez dérangé, car j’avais l’impression de devenir observatrice de quelque chose que je ne voulais pas voir, ou auquel l’auteur ne donne d’habitude pas accès. Mais la barrière enlevée face au lecteur peut aussi s’interpréter comme une volonté de l’autrice de nous embarquer dans la curiosité insatiable et sans gêne de Dina.


Un livre surprenant, nous bousculant dans notre vision de la liberté, introduit par des passages bibliques qui nous invitent à réfléchir sur la question du péché, du coupable et de la résilience. Dinah, c'est aussi la fille de Léa et Jacob dans la Genèse, et cette série de livre d'Herbjørg Wassmo en est une forme de réécriture.


Quelques extraits:


"Beaucoup de gens proclament leur bonté: mais un homme fidèle, qui le trouvera?

Le juste marche dans son intégrité ; heureux ses enfants après lui!

Qui dira : J'ai purifié mon cœur, de mon péché je suis net?"

(Proverbes de Salomon, 20, 6, 7 et 9)


"Je suis Dina. Hjertrud m'a jeté un petit bouton de son manteau. Autrefois, elle n'aimait pas que j'aie les ongles sales. Maintenant, elle ne dit plus rien. [...] Tous les tableaux sont enlevés. La commode est vidée. On a mis les livres chez moi. Ils vont et viennent dans les rayons au clair de lune. Le livre noir de Hjertrud a des bords souples. Et beaucoup d'histoires. Je prends sa loupe et tire les mots vers moi. Ils traversent ma tête comme de l'eau. Cela me donne soif. Mais je ne sais pas ce qu'ils me veulent. Hjertrud a déménagé complètement. Nous avons un aigle qui tournoie au-dessus de nous. Ils en ont peur. Mais c'est seulement Hjertrud. Ils ne le comprennent pas."


"Une des premières choses qu'il fit fut d'accorder l'instrument et de jouer un simple psaume, sans partition. Il n'y avait que les domestiques dans la maison. mais ils racontèrent ensuite tous les détails à qui voulait les entendre.

Quand Lorch commença à jouer, les yeux gris de Dina se révulsèrent comme si elle allait s'évanouir.

Des larmes coulaient à flots le long de ses joues, et elle faisait craquer les jointures de ses doigts au rythme du violoncelle.

Quand M. Lorch vit l'effet que faisait la musique sur la petite fille, il s'arrêta, effrayé.

C'est alors que le miracle se produisit!

_ Encore! Joue encore! Joue encore!

Elle criait. Les mots étaient réels. Elle pouvait les dire. Ils étaient à elle. Elle était."


"C'était au milieu de la journée. Le cheval et la femme, après avoir descendu le flanc raide de la montagne, étaient arrivés à une grande ferme. Une large allée de sorbiers allait de la grande maison de maître blanche jusqu'aux hangars peints en rouge. [...] Lentement elle se laissa glisser à terre sans le regarder. Puis, chancelante, elle monta pas à pas le large escalier d'entrée de la maison. Ouvrit un des battants de la porte. Resta, de dos, en pleine lumière. Puis se retourna brusquement. Comme si elle avait peur de son ombre. Tomas courut après elle. Elle restait là, entre la lumière chaude de la maison et celle du dehors aux froides ombres bleutées venues de la montagne.

Elle n'avait plus de visage."








Posts récents

Voir tout
Lectures d'hiver - partie 2

• « Permettez-moi de Palpiter », @paulinepicot_  : un recueil de poésie graphique et très ancré dans son époque ~ à lire, relire pour se...

 
 
 
Lectures d'automne - sept. 2024

• « Mine de rien », @rimbattal : première fois que je lis un recueil de Rim Battal et, comme quand une voix me marque, ça me fait...

 
 
 

Comments


bottom of page