« Les Pérégrins », Olga Tokarczuk
- Juliette Arnaudet
- 2 juil. 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 juil. 2020
« Ce soir-là, j’ai senti d’une manière palpable l’extrême bout du monde. Je l’ai trouvé tout à fait par hasard, sans le vouloir, pendant que je jouais dans ma chambre ».
« Je suis » introduit l’enfance, l’enfance de la narratrice qui prend conscience de ses multiples possibilités et de l’infini du monde qui l’entoure, à l’extérieur, au-delà de son espace de vie. Ce premier passage transforme la lumière du jour en des ténèbres qui engloutissent les perceptions. Pourtant ce sont des ténèbres qui dévoilent l’essentiel -le calme et l’immensité- au petit être qui deviendra pérégrin.
Et le voyageur (la voyageuse !) éternel(lle), « toujours à la rencontre d’un autre pérégrin », nous emporte dans un tourbillon d’époques et de personnages : des instants arrachés dans la cabine d’un avion, de longues fresques de correspondance, les coulisses de l’enterrement de Chopin ou la fascination pour le corps humain post-mortem.
« Se parler et parler aux autres, relater chaque situation, nommer chaque sentiment, chaque état d’âme ; chercher ses mots, les essayer, tel un soulier de verre, changeant miraculeusement Cendrillon en princesse […] Parler, attraper les gens par la manche, les faire asseoir en face de vous, pour qu’ils vous écoutent […] Ne dit-on pas : je parle, donc je suis ? On parle, donc on est, n’est-ce pas ? Et pour cela, recourir à tous les moyens possibles : métaphores, paraboles, bégaiements, phrases inachevées […] Ne laisser aucune porte fermée. […] N’avoir honte d’aucune chute, d’aucun péché. Le péché avoué est absous. La vie racontée – sauvée de la damnation ».
Le Temps relie les êtres et les espaces, l’instant présent est décortiqué, des évènements manqués et des destins tracés se déroulent telle une symphonie mélancolique, entremêlée de réflexions politiques et féministes, de notes lumineuses sur la création dans l’écriture, des « empreintes » de Dieu et les marques du long voyage, du long chemin vers une quête d’accomplissement, vers la paix de l’esprit.
Un « patchwork » inédit, qui ne ressemble à aucun récit narratif d’un roman classique. A peine prend-on la peine de s’imprégner d’une histoire qu’elle se referme pour révéler une autre temporalité, sans cesse renouvelée.
La ville moderne devient un labyrinthe de visages flous et la voix qui nous parle, la voix de la narratrice ou la voix intérieure des personnages, tente de dévoiler une forme de vérité qui nous trouble dans le mélange du présent, du passé et du futur.
« Dans sa famille, on disait qu’avant de partir en voyage, il fallait absolument s’asseoir un instant – une vieille coutume des habitants des confins de la Pologne […]. Elle reste donc debout et s’emploie à régler son horloge interne, à formater son timer sur le monde, pourrait-on dire, à réarmer ce grand maintenant, ce chronomètre de chair humaine, qui tictacque en sourdine, au rythme de sa respiration. Soudain, elle rassemble toute son énergie et attrape la poignée de sa valise, comme si elle saisissait la menotte d’un enfant en train de bayer aux corneilles. Et elle s’élance vers la porte qu’elle ouvre avec impétuosité. C’est fait ! En route ! Et la voilà partie ».
Et nous voilà partis dans un méandre de souvenirs et de fictions, dérangés par ces histoires où le Temps fait son œuvre inexorable. Ce livre nous happe avec une force extraordinaire, comme si nous faisions une retraite à travers les âges, à travers les corps déformés. Et puis il nous dépose, nous, les pérégrins, sur le bord d’un quai de gare, nous laissant à la fois avec une impression de commencement et de déjà-vu.
Quelques extraits:
"Les aéroports ont aussi leur propre musique: la symphonie des moteurs d'avions, quelques sons purs déployés de façon aléatoire dans l'espace vide de tout rythme, un chœur de basses profondes pour biréacteurs, en la mineur, mélancolique, allant des infrasons aux ultrasons, un largo sur un seul accord, un ostinato lancinant jusqu'à l'ennui. Un requiem qui commence par un majestueux introït au décollage, pour finir par un angoissant amen à l'atterrissage."
"Mesdames et messieurs les voyageurs, vous êtes les impulsions nerveuses du monde, les fractions d'un instant, à peine une toute petite partie de cet instant, celle qui permet de passer du plus au moins, ou l'inverse, et de maintenir toute chose dans un flux permanent".
"[...] tout a commencé à murmurer autour d'eux, à chuchoter, à susurrer. En glissant la main sous la mousse, sous les pierres volcaniques, ils ont découvert que la terre était chaude. Leurs paumes percevaient des vibrations délicates, un mouvement lointain, un souffle. Pas de doute - la terre était vivante".
"Personne ne nous a appris à vieillir [...]. Nous ignorons ce que c'est. Tant qu'on est jeune, on a l'impression que cette maladie ne touche que les autres et que, pour d’obscures raisons, on restera toujours jeune. Nous traitons les vieux comme s'ils étaient coupable de ce qu'il leur arrive, quelque part responsables de leur affection, comme ceux qui souffrent du diabète ou de l'artériosclérose. Et, pourtant, cete maladie, le vieillissement, affecte même les plus parfaits innocents".
"N'ayez pas honte! [...] Sortez vos carnets de voyage et écrivez dedans. Après tout, nous sommes nombreux à noircir ainsi nos cahiers. Nous ferons mine de ne pas nous observer les uns les autres, nous garderons les yeux baissés sur nos chaussures. Nous nous décrirons mutuellement - c'est le moyen de communication le plus sûr -, et ainsi serons-nous transformés en lettres et en initiales, immortalisés sur le papier, plastinés, noyés dans le formol des phrases".
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