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Wisława Szymborska, ou l’élégance de l’ironie.

  • Photo du rédacteur: Juliette Arnaudet
    Juliette Arnaudet
  • 17 déc. 2019
  • 4 min de lecture



« Nous nous étonnons des choses qui s’écartent d’une norme connue et généralement admise, d’une évidence à laquelle nous sommes habitués. Or, il n’existe aucun monde normal et évident. Notre étonnement est autonome et ne procède d’aucune comparaison. »

Extrait du discours prononcé devant l’académie suédoise, le 7 décembre 1996.


Sa poésie est à la fois légère et singulière. Surtout, terriblement juste.

Il n’y a pas de fioritures, pas d’envolées lyriques. Tout est écrit dans le langage du quotidien, tout semble simple et tout est ancré. Pourtant, sous le langage, une réflexion sans fin sur la condition humaine, le hasard, les évènements non créés, la mort, percute l’esprit du lecteur, au plus profond de l’âme et de ses contradictions.


Sa poésie est fluide mais établit des pauses, se ponctuant d’interrogations personnelles qui font vaciller ses propres certitudes. L’apparente simplicité déguise de nombreuses réflexions à propos de l’écriture et de la vie. Différents niveaux de réalité sont ainsi dévoilés, bouleversant le monde et la perception du temps qui passe.


Wisława Szymborska se place dans une véritable écriture poétique philosophique -plus précisément métaphysique. Elle élabore au fur et à mesure des années une composition critique du monde qui l’entoure, énonçant des vérités écorchées avec quelques vers libres. La poétesse se métamorphose, incarne plusieurs vies, se fait mythe, mouvements, rêve. Elle se nourrit d’observations perpétuelles et est toujours à la recherche de ce qu’il se passe derrière le voile des apparences, du détail apparemment insignifiant, qui serait capable d’inverser l’ordre du monde.


Elle ne dit rien, elle dit tout.


Un peu sur l’âme (extrait).


L’âme, c’est de temps en temps.

Personne n’en possède sans cesse

et pour toujours.


Jour après jour

Année après année

Passent sans que.


Elle se loge parfois plus longtemps

dans des émerveillements

et les craintes de l’enfance.

Parfois dans l’étonnement

que nous soyons si vieux.

[…]

Sur nos mille conversations

elle s’engage dans une seule

et encore, c’est pas sûr

tant elle préfère le silence.


Quand le corps nous fait mal, et plus mal,

elle nous lâche en catimini.

[…]

Nous pouvons compter sur elle

Lorsque rien ne nous semble certain

et que tout nous paraît curieux […].


Cas où.


Ça pouvait arriver.

Ça devait arriver.

C’est arrivé avant. Après.

Ici. Là-bas.

A quelqu’un qui n’est pas toi.


N’en réchappa que le premier.

N’en réchappa que le dernier.

Car seul. Car foule.

Car gauche. Car droite.

Car pluie. Car ombre.

Car le soleil brillait.


Par bonheur, une forêt.

Par bonheur, pas un seul arbre.

Par bonheur, rail, crochet, poutre, frein,

Verrou, virage, millimètre, seconde.

Par bonheur une paille flottait sur l’eau.


A cause, parce que, et pourtant, en dépit,

Mais vous vous rendez compte si la main, si la jambe,

D’un pas, d’un poil,

D’une coïncidence.


Te voilà donc ! De cet instant encore entrebâillé !

Une seule maille au filet – et toi à travers cette maille ?

Quelle n’est pas ma surprise, j’en reste la bouche cousue.

Ecoute,

comme ton cœur bat vite dans ma poitrine.


Etonnement.


Pourquoi à ce point singulière ?

Moi et nulle autre ? Et pour quoi faire ?

Ce jour, mardi ? Maison, pas nid ?

Peau, pas écaille ? Visage, pas feuille ?

Pourquoi une seule fois en personne ?

Sur cette terre, sous cette étoile ?

Après toutes ces époques d’absence ?

Pour tous les temps, pour tous les squales,

Pour les azurs et les puces d’eau ?

Pourquoi maintenant, sang et os ?

Moi avec moi, et moi dedans ?

Pourquoi pas hier, il y a cent ans ?

pas à côté, ou à mille lieues ?

assise, je fixe le sombre coin,

tout comme la chose qui remue la queue,

la chose qui grogne qu’on appelle chien ?


Monologue pour Cassandre (extrait).

 

C’est moi, Cassandre. Et voici ma cité recouverte de braises. Et voici mon bâton, mes rubans de prophète. Et voici ma tête pleine d’incertitudes.


C’est vrai, je triomphe. Le feu de ma raison lèche la voûte céleste. Seuls les prophètes que personne ne croît jouissent de tels spectacles ; seuls ceux qui s’y sont assez mal pris pour que tout s’accomplisse aussi rapidement comme s’ils n’avaient pas existé […].


Vocabulaire.


- La Pologne ? La Pologne ? Il y fait drôlement froid, n’est-ce pas ? - me demanda-t-elle en poussant un soupir de soulagement. Car il y en a tellement maintenant, de tous ces pays, que le sujet plus sûr dans une conversation c’est encore le climat.

- Ô gente dame – ai-je envie de lui répondre.

- Les poètes de mon pays écrivent en gants de fourrure. Je ne prétends pas qu’ils ne les enlèvent jamais ; si la lune chauffe un peu, alors là, oui. Dans leurs strophes composées de cris à tue-tête, car rien d’autre ne saurait traverser les hurlements de la bourrasque, ils chantent la vie paisible des pâtres des phoques. Nos classiques gravent leurs vers d’un glaçon d’encre sur des congères bien tassées. Les autres, les décadents, répandent des étoiles de neige sur leur sort malheureux. Mais quiconque veut se noyer doit se tailler à la hache un trou dans la glace. Ô ma dame, ma gente dame.

Voilà ce que je veux lui dire. Mais j’ai oublié comment se dit phoque en français. Et je ne suis pas très sûre du glaçon ni de la congère.

- La Pologne ? La Pologne ? Il y fait drôlement froid, n’est-ce pas ?

- Pas du tout - réponds-je, glaciale.


Cour des miracles.


Miracle ordinaire :

Qu’il arrive beaucoup de miracles ordinaires.


Miracle banal :

Dans le silence de la nuit, l’aboiement

de chiens invisibles.


Miracle parmi tant d’autres :

Nuage petit, léger,

et pourtant il éclipse la lune, grande et lourde.


Quelques miracles en un :

Que dans l’eau on voit l’aulne.

Qu’on le voit à l’envers, de gauche à droite.

Qu’il y pousse la couronne en bas.

Qu’il ne touche pas le fond,

pourtant guère profond.


Miracle quotidien :

Vents faibles ou modérés,

violents pendant l’orage.


Miracle premier venu :

Les vaches sont des vaches.

Un autre, pas plus mal :

Ce verger, pas un autre,

de ce pépin, pas d’un autre.


Miracle sans queue-de-pie, haut-de-forme, ni baguette :

L’envol soudain des blanches colombes.


Miracle, comme voulez-vous l’appeler autrement :

Le soleil s’est levé à trois heures quatorze,

et il se couchera à vingt heures zéro un.


Miracle qui n’étonne pas comme il devrait :

Les doigts d’une main sont, il est vrai, moins que six,

mais, en tout cas, plus que quatre.


Miracle, où qu’on regarde :

Le monde omniprésent.


Miracle accessoire, comme tout est accessoire :

Ce qui est impensable

se laisse penser.

Italique: en français dans le texte.

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